Handicap : le « virage inclusif » est une imposture

Handicap : le « virage inclusif » est une imposture

Sous couvert d’inclusion, les pouvoirs publics introduisent progressivement une démarche qui conduit, en fait, à tout le contraire.
Un très récent rapport de l’IGAS « Mieux répondre aux attentes des personnes en situation de handicap-IGAS-mai 2021 » décline très concrètement leurs intentions.
Il propose une approche radicalement anti-institutionnelle, illustrée notamment par la préconisation de deux types de mesures :

– la limitation des temps d’accueil et d’accompagnement dans les institutions.

  • La seule véritable réforme proposée par ce rapport est de développer très fortement les accueils à temps partiel, les accueils temporaires ou encore séquentiels (le temps d’accueil temporaire passerait de 90 jours à 180 jours par an) et en tout état de cause, les accueils à durée limitée (dans un ESAT, une MAS, un IME…), et enfin de recourir à d’autres solutions qui seront majoritairement familiales (appelées pudiquement de droit commun ou inclusives), ce qui créerait mécaniquement un partage arithmétique de places, quels que soient le projet de vie et les besoins de l’usager et de ses proches.
  • Que faire alors lorsque le handicap pose des problèmes graves et complexes, comme c’est déjà le cas aujourd’hui ? « Tous les soirs, je me disais : je ne vais pas tenir, je vais m’écrouler demain…, il est fou ajoute cette mère en 2021, en France, que le handicap est considéré comme le problème des parents » (une mère, Le Monde, 3 mars 2021). Que dire à cette mère seule avec un enfant déficient intellectuel profond, qui multiplie les jobs à temps partiel et grâce à l’aide de sa mère (jusqu’à quand ?) peut l’amener à ses consultations en libéral (orthophonie, kiné…) alors que l’attente d’une place dans un IME dure depuis plusieurs années ?
  • Comment expliquer à un travailleur d’ESAT que son poste est prévu pour une durée limitée (6 mois ? 24 mois ?), l’objectif étant qu’il rejoigne le milieu ordinaire alors qu’il n’en a, la plupart du temps, ni les capacités, ni le projet ; cela reviendra à la généralisation des ESAT de transition qui ne concernent pourtant qu’une minorité de travailleurs handicapés.
  • Que dire encore à cette mère qui a dû cesser son activité professionnelle, envahie par la paperasse administrative, « noyée dans l’océan des sigles et des acronymes, happée par les rendez-vous avec les professionnels de santé, les multiples prises en charge éducatives et médicales… ».
  • Quel discours tenir à ce couple de septuagénaires dont le fils jeune adulte autiste vit avec eux, faute de places dans un foyer d’accueil médicalisé (FAM) ; faudra-t-il faire appel à la fratrie, comme c’était souvent le cas, il y a quelques décennies ? L’organisation de « séjours de répit » correspondra-t-elle durablement et dans tous les cas, à une bonne solution ? ce n’est pas leur avis.
  • Que répondre également à ce couple de professeurs des écoles, parents quadragénaires d’un adulte déficient mental et épileptique, sortant d’un institut médico- éducatif (IME), pour qui aucune solution (en l’occurrence un FAM) ne semble possible ? Son père a ainsi interrompu son activité professionnelle depuis plus de deux ans et « s’occupe » de lui.
  • Qui pourra convaincre ces parents qu’une existence dans une institution ouverte et sociabilisante serait nocive et stigmatisante ?
  • Comment aussi expliquer à leurs enfants que d’avoir leurs familles comme univers quasi-exclusif, correspondrait à une solution inclusive ?
  • C’est une véritable inversion du sens et à un déni du réel auxquels se livrent les pouvoirs publics.

– L’application de la logique sanitaire au dispositif médico-social

  • En fait, ce rapport de l’IGAS s’inspire de la logique sanitaire, à savoir l’organisation des consultations, des hospitalisations de courte et de moyenne durée et d’éventuels suivis à domicile.
  • Il serait ainsi établi dans un secteur médico-social « transformé », l’inventaire des besoins individuels au moyen de nomenclatures et la définition des prestations (par qui ? comment ?) telles qu’elles sont décrites dans le projet de réforme du financement des ESMS, dit Serafin.
  • Il y aurait ensuite une passation de « commandes » par la MDPH (ou par des structures ad’hoc) aux organismes ou aux « libéraux » implantés territorialement.
  • Il s’agit, bien sûr, de la mort programmée des établissements et services médico- sociaux, comme lieux d’éducation, de vie, de travail, de sociabilisation et de participation sociale ; ils deviendraient des services de consultations et des prestations, et en tant que de besoin, d’accueil à temps modulé et limité, qu’il s’agisse d’internats ou d’externats.
  • Sous prétexte de « parcours » (vers une « vie normale », bien sûr), il s’agira, le plus souvent de généraliser des solutions partielles précaires et non choisies ; pour un bon nombre d’entre elles, elles relèveront de solidarités fragiles (le voisinage ou la famille élargie par exemple).
  • De nombreux responsables associatifs ont aujourd’hui la sensation d’avoir à revivre (sous couvert de l’inclusion) un grand retour en arrière.
  • Pourtant, Jean-Baptiste de Foucault écrivait, il y a bien longtemps, que le « social professionnalisé », l’opposabilité des droits, l’implication de l’Etat ont un impact protecteur sur les individus vulnérables, à l’opposé des liens sociaux caritatifs et de la bonne volonté qui sont aléatoires.

Ces deux changements très profonds seront accompagnés par la déstabilisation financière du dispositif médico-social.

En effet, l’un des moyens sera la substitution au financement actuel, de nouvelles modalités, intitulées Serafin.

Serafin et le financement des établissements et services médico-sociaux.

Celui-ci est actuellement assuré soit au moyen de prix de journée (ex. : EMP, MAS, foyer…) ou par le versement d’une dotation globale de fonctionnement (ex. : les ESAT).

Depuis fin 2014, les décideurs publics mènent les travaux pour réformer la tarification des ESMS ; celle-ci devrait être mise en œuvre en 2024. Elle est basée sur deux nomenclatures, l’une concernant les besoins, l’autre les prestations ; elles ont pour objectifs de mieux décrire les besoins des personnes et les réponses à apporter.

Le schéma retenu est analogue à celui, pourtant très critiqué (la T2A), en cours dans les hôpitaux.

Rappelons, en effet, que les hôpitaux sont financés « à l’acte ». Leur budget est calculé sur la base d’une décomposition de l’ensemble des prestations en actes. Ceux-ci sont financés par un prix standard. Or il est impossible de définir des tarifs standards pour de nombreux actes

sanitaires ou médico-sociaux, car il est techniquement infaisable, selon de nombreux spécialistes, de les décrire de manière exhaustive.

Qu’en est-il également de la coordination, du partenariat, de la mutualisation, des imprévus… ? Comment s’intègrent-ils dans les coûts, autrement que de manière arbitraire et inexacte ?

Malgré les critiques permanentes de spécialistes médicaux mais aussi d’experts en gestion, le projet des pouvoirs publics est d’élargir les modalités de financement des hôpitaux au secteur médico-social (c’est l’approche Serafin).

Or, celles-ci se prêtent encore moins que le sanitaire à un découpage supposé rationnel des prestations (comment comptabiliser les troubles de la personnalité ou du comportement, par exemple, comment établir des moyennes de temps ?).

Si Serafin était en définitive mis en œuvre, la fragilisation des ESMS sera patente, la bureaucratie plus forte, la compétition commerciale entre opérateurs privés et associations, exacerbée. Ils ouvriraient, en outre, grand la porte à des groupes privés à but lucratif comme dans le secteur des personnes âgées : ORPEA, Korian… sont-ils des modèles à reproduire ?

La tentation actuelle est, en outre, de doter les usagers au nom de leur pouvoir d’agir et de décider d’une partie de financement des ESMS ; ils pourraient alors choisir des cabinets libéraux pour assurer certaines prestations ; ce serait à moyen terme l’éclatement des structures collectives à vocation sociale au bénéfice d’entreprises à but lucratif. Plusieurs effets pervers apparaitront immanquablement :

  • la complexité du système pour les personnes en situation de handicap, surtout pour les moins autonomes. Le choix de ce scénario est prétendument motivé par l’autodétermination des personnes dans le choix de leurs prestations. En fait, ce sera la plupart du temps le choix de leurs familles qui seront peu informées sur la qualité des prestataires proposés ;
  • la dérégulation du secteur médico-social du fait de la mise en concurrence par l’arrivée d’opérateurs privés ; la réduction des plateaux techniques des ESMS sera ainsi mécanique ;
  • l’inégalité selon les territoires de l’accès effectif aux droits par le renforcement des inégalités entre les milieux urbains et les milieux ruraux, entre les familles modestes et les familles aisées.

Il est grand temps qu’un véritable débat s’instaure au lieu de campagnes de communication aussi insincères que préjudiciables aux usagers et à leurs familles, pour définir quel sera le niveau d’implication et d’humanité d’une société comme la nôtre.

Gérard ZRIBI
gerardzribi46@gmail.com
Docteur en psychologie – ancien DG d’ESMS Dernier ouvrage paru : « Inclusion et handicap mental et psychique, le rôle des établissements et services spécialisés » – Presses de l’EHESP, 2021

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2022-03-04T14:58:11+01:00

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